Printemps/Été 1995, Paris. Un défilé débute avec deux heures de retard. Madonna quitte la salle — agacée — mais finira par porter l’une des pièces phares dans son clip Take a Bow. C’est l’un des moments les plus marquants de la carrière de John Galliano. Une collection inspirée de l’imaginaire pin-up, revisitée avec la rigueur du tailoring anglais. Une réinterprétation sexy et précise, fantaisiste mais sans caricature, qui confirme Galliano comme un prodige. Trente ans plus tard, ce show reste une référence absolue dans l’histoire de la mode contemporaine.
John Galliano fait ses débuts officiels en 1984, lors de sa sortie de la prestigieuse Central Saint Martins, à Londres. À l’époque, son talent est indiscutable, mais les moyens lui manquent. Faute de financement, il saute même une saison (l’Automne/Hiver) peu avant le défilé de 1995. Pourtant, deux figures majeures de l’industrie vont lui offrir leur soutien indéfectible : Anna Wintour et André Leon Talley, alors piliers de Vogue US. Ils croient en son potentiel et l’aident à rester dans la course…
Un défilé emblématique
Présentée lors de la saison Printemps/Été 1995 à Paris, la collection surnommée « Pin-Up » s’ouvre dans un climat chaotique. Le défilé a deux heures de retard, les invités s’impatientent, Madonna quitte la salle — mais l’impact sera tel qu’elle reprendra l’un des ensembles du show pour le clip de Take a Bow. Une preuve que malgré les circonstances, la vision créative de Gallinao a touché juste.
Dans une salle pleine à craquer, une Cadillac des années 1950 trône au centre du podium. À bord, deux hommes dont le seul rôle est d’être abordés par les mannequins qui les frôlent, leur tournent autour, incarnant avec ironie le regard masculin que la collection vient précisément questionner.



Galliano s’inspire de la figure de la pin-up, en perte de vitesse depuis les années 1970. À rebours des lectures trop littérales, il revisite ce mythe féminin avec subtilité. Il mélange la sensualité assumée de l’icône américaine à la rigueur du tailoring britannique. Ce n’est plus une pin-up qui se donne à voir, mais une femme qui maîtrise avant tout son image : silhouette sablier, taille marquée, épaules renforcées, robes longues et fluides… Le vêtement devient un véritable outil de narration.
Certaines pièces jouent même la carte du volume spectaculaire, comme ces robes « meringue » dont le tutu effleure les premiers rangs. Parmi les mannequins qui défilent, une certaine Linda Evangelista, qui défile aux côtés de Kate Moss ou Naomi Campbell. La top tombera amoureuse de la robe jaune citron, au point de persuader Galliano de la lui offrir. Des années plus tard, elle en fera don au Met Museum’s Costume Institute, scellant son statut d’objet iconique.
Galliano, l’homme que tout le monde s’arrache
La collection dans son ensemble confirme que le créateur n’est pas seulement un conteur de mode : il est un tailleur visionnaire. Au-delà de la silhouette fantasque, ce défilé assoit la maîtrise technique de Galliano. Son tailleur gris, porté par Yasmeen Ghauri, avec veste boléro et jupe taille haute, est aujourd’hui une pièce de collection : il se revend à plus de 6000 euros.



Cette démonstration de savoir-faire séduit LVMH, qui le nomme à la tête de la direction artistique de Givenchy — une première pour un créateur britannique à la tête d’une maison française. Mais Galliano ne s’arrête pas là : à peine un an plus tard, il est nommé chez Dior, où il imprimera son style flamboyant pendant plus d’une décennie.
Le défilé « Pin-Up » de 1995 n’est pas seulement une archive visuelle : c’est un point de bascule. Celui où Galliano passe de créateur prometteur à génie confirmé. Celui où l’on comprend que la mode peut réconcilier l’extravagance et la rigueur, le fantasme et la coupe. Trente ans plus tard, ce défilé conserve sa force d’évocation. Galliano y pose les bases d’une féminité mouvante, dramatique et libre. Un manifeste de mode, mais surtout une archive vivante.
Article de Julie Boone.