Depuis son retrait des podiums en 2020, Jean Paul Gaultier a initié un concept unique dans l’histoire de la mode : inviter un créateur ou une créatrice à revisiter l’héritage couture de la maison. Une manière de perpétuer l’esprit de liberté, de provocation et surtout le savoir-faire qui a toujours défini la griffe. Un projet inédit — jamais vu auparavant — que Gaultier aurait d’ailleurs imaginé dès la fin des années 80 pour Christian Lacroix au moment où il quitte Patou. Il aura fallu attendre plus de trois décennies pour que cette idée voie enfin le jour.
Cinq années et sept collections plus tard, cette parenthèse créative prend fin avec la nomination du designer néerlandais Duran Lantink à la tête de la direction artistique de Jean Paul Gaultier Couture. Une page se tourne, marquant la fin d’un chapitre de la grande histoire de la maison. Retour sur ces relectures qui ont redéfini la couture chez Gaultier.
Chitose Abe — Faire rimer couture et sportswear
Première à relever le défi, la fondatrice de Sacai mêle couture et sportswear, multipliant les hybridations dans un hommage à l’œuvre de Gaultier. Elle jongle avec les codes : marinières déstructurées, corsets fusionnés à des parkas techniques, superpositions audacieuses. Inspirée des looks Gaultier portés par Björk ou Madonna, elle signe une entrée en matière très conceptuelle, toutefois assez loin de l’idée qu’on peut se faire de la couture traditionnelle. Un premier jet néanmoins prometteur, très ancré dans la réalité de la mode qui se veut plus consciente, avec notamment l’utilisation de l’upcycling.

Glenn Martens — Retour au bercail
La saison suivante, c’est au tour de Glenn Martens, alors à la tête du regretté label Y/Project et désormais directeur artistique de Maison Margiela, de brillamment imposer son style. Passé par l’Académie des Beaux-Arts d’Anvers, le Belge reprend les fameuses illusions d’optique de la maison, ses volumes tordus, ses trompe-l’œil ainsi que ses coupes asymétriques. Un feu d’artifice visuel où la triade Gaultier — corsets, rayures et dentelles — se mêle à une approche avant-gardiste de la couture. Cette collection marque aussi un retour symbolique pour Martens, qui a débuté sa carrière chez Gaultier.



Olivier Rousteing — Un hommage millimétré
Troisième à être invité par « l’enfant terrible de la mode », le directeur artistique de Balmain choisit de rendre un hommage flamboyant à l’homme Gaultier, revisitant les icônes de la maison : corsets coniques, robes parfum « Classique », marinières XXL… Un hommage populaire, ponctué de clins d’œil aux flacons et emballages de parfum. Pour honorer cette héritage, un écran géant avait même été installé à l’extérieur du siège pour permettre au public de profiter du défilé. En somme, une collection très premier degré, plus proche de ce que Gaultier a fait lui-même — bien que ponctuée de touches Balmain.



Haider Ackermann — En quête de l’essentiel
Le créateur franco-colombien tranche avec l’exubérance de ses prédécesseurs avec une collection coupée au cordeau. Les lignes sont pures, les volumes contenus, les gestes mesurés. Un retour à l’essentiel qui avait pour but de rendre hommage au savoir-faire de Gaultier, parfois relégué au second plan derrière le spectaculaire. Malgré une collection à l’élégance rare, presque contemplative, Ackermann n’a pas totalement convaincu : certains y ont vu une esquisse de couture plus qu’une véritable relecture de l’univers Gaultier.



Julien Dossena — Ménage à trois
Le directeur artistique de Rabanne a pensé cette collection Automne/Hiver comme un véritable parcours dans les rues de Paris où chaque silhouette est un personnage de fiction à part entière. Pas de thème général, mais des bribes d’histoire à chaque passage. Mailles brillantes à la Rabanne, tartan à la Gaultier, bustiers faits de cravates ou imprimés animaliers en pagaille… Dossena orchestre une épopée sensorielle, fusion des univers de Gaultier et de Paco Rabanne, avec lui en metteur en scène. Une vision flamboyante qui rappelle que la mode se vit comme un théâtre.



Simone Rocha — À l’opéra
La créatrice irlandaise insuffle une brise romantique et gothique sur la saison Printemps/Été 24. Tulle, corsets, pierreries et références liturgiques se répondent dans un trio de couleurs (nude, rouge, noir). Elle exploite le côté dramatique — au sens théâtral — des silhouettes de Gaultier tout en créant des robes enveloppantes comme des chrysalides. Pensées pour la scène, ces créations semblent tout droit sorties d’un opéra. Avec cette collection, Simone Rocha travaille la sensualité de façon subtile, presque détournée, dans le prolongement de son travail autour de la féminité. Adepte des parures, elle a mis à contribution tout le savoir-faire des ateliers de la maison pour faire de chaque vêtement, un véritable bijou.



Ludovic de Saint Sernin — Le Naufrage
Intitulée Le Naufrage, la collection de Ludovic de Saint Sernin n’en est certainement pas un. Inspirée d’un look de 1997 où une mannequin portait un chapeau en forme de bateau, elle convoque les héroïnes Gaultier comme la sirène ou la pirate, sur fond de mer agitée. Dernier créateur invité, Ludovic de Saint Sernin électrise la salle et la critique, rappelant les heures les plus glorieuses de la maison. Une sortie de scène grandiose, avant que le navire ne change de cap.



Avec la nomination de Duran Lantink à la direction artistique, la maison Gaultier s’apprête à voguer vers de nouveaux flots. Après cinq ans de collections éphémères et d’hommages multiples, cette nouvelle ère s’annonce peut-être plus stable mais tout aussi inattendue. Espérons que la mer soit plus calme, et l’horizon, parfaitement dégagé.