Curatrice et co-fondatrice d’Écoute Meuf, Rudy Jean-Baptiste fait bouger les lignes d’une scène musicale encore trop masculine. Son énergie ? Résolument collective. De Marseille à Paris, elle trace un chemin hybride et engagé, entre transmission, soirées et résistance sorore.


D’où t’est venue l’envie de faire carrière dans la musique, et comment tout a commencé pour toi ?
J’ai un parcours assez alambiqué. J’ai galéré pour entrer dans cette industrie, mais je savais que je n’étais faite pour rien d’autre. Mon premier stage remonte à 2018 chez SUPER, une grosse boîte de production parisienne. J’y ai fait mes armes. Ensuite, il y a eu un gros moment de vide. J’avais un loyer à payer, alors comme beaucoup, j’ai bossé dans le retail, plié des vêtements… Puis je suis partie à Londres, pour un shot de son. Parce que la scène londonienne est incroyable, et parce que j’avais besoin d’ailleurs.
C’est en 2020 que j’ai commencé Écoute Meufs. Et à partir de ce moment, des opportunités folles se sont ouvertes. Un tournant dans ma carrière, c’est ma rencontre avec PiuPiu. J’adore cette anecdote : je bossais chez Ganni, elle est passée en boutique. Je prends mon courage à deux mains, je lui parle de mon projet. Je lui montre Écoute Meufs, et le soir-même elle nous suit. Quelques semaines plus tard, elle m’invite à une table ronde — la Brut Sisters. J’y vais sans trop savoir à quoi m’attendre, et je rencontre la Head of Music de Deezer. Le feeling passe. J’ai repris mes études pour pouvoir faire une alternance chez Deezer. Aujourd’hui, je m’occupe de la K-pop et des moods.
Tu as cofondé Écoute Meuf. Dans quel contexte le projet est-il né ?
On a lancé Écoute Meuf en 2020, en pleine période de désillusion. Personne ne nous embauchait. Avec Amira Rouabhi — d’origine algérienne — on s’est retrouvées dans un entre-deux inconfortable, à la fois passionnées de musique et complètement exclues de l’industrie. Moi je suis antillaise, et quand tu es une femme racisée, c’est encore plus difficile de faire ta place. On a eu besoin de créer un espace qui nous ressemble.
Comment fonctionne ce projet aujourd’hui ?
On a deux profils très complémentaires : Amira est journaliste, moi je suis une curatrice dans l’âme. J’ai pas fait d’école de musique, mais j’ai affûté mon oreille au fil du temps, par passion. Ensemble, on propose des playlists mensuelles, du contenu éditorial, des événements. C’est un espace de liberté. Ma playlist préférée ? Celle sur les compositrices de musiques de jeux vidéo.
Cette hybridité, on a parfois eu du mal à la défendre — mais aujourd’hui, on a trouvé notre équilibre. À la base, on faisait ça pour nos potes. Mais très vite, on a vu que la demande était énorme. Les gens ont soif d’écouter plus de meufs, dans des cadres bienveillants.
En juin 2024, au lendemain de la sortie de Brat de Charli XCX, on a organisé notre tout premier événement à Marseille. Je suis la seule Parisienne du collectif, donc c’était important pour nous que le projet ne reste pas centré sur la capitale. Il faut aussi rappeler qu’Écoute Meuf reste un projet bénévole — et souvent, sur nos événements, on est payées au lance-pierre.
À Paris, on a toujours fêté nos anniversaires à la Flèche d’Or — un lieu qu’on adore et qu’il faut soutenir. D’ailleurs, petite exclu : nos cinq ans en octobre auront sûrement lieu là-bas. On a aussi investi d’autres espaces, souvent des tiers-lieux comme Les Amarres. Et parmi les temps forts : notre collaboration avec le Festival du Film des Champs-Élysées. On sème nos graines là où on peut.
Selon toi, quels sont encore les blocages ou stéréotypes auxquels les femmes DJ doivent faire face aujourd’hui ?
C’est un milieu d’hommes. Dès le départ, on avance avec un bâton dans les roues. Un des plus gros freins, c’est l’entre-soi : il y a un réseau de personnes déjà bien installées, avec les connexions et l’accès aux plateformes. Une sorte de bande de copains difficile à intégrer — surtout quand tu viens d’ailleurs. Moi, je suis de banlieue, j’ai fait mes armes autrement. Et puis être une personne racisée, dans cette industrie, ça peut clairement jouer contre toi.
Ce qui m’a aidée, c’est de rencontrer d’autres DJ. Créer du lien, c’est la clé pour se faire une place.
On parle de plus en plus de « safe space » en soirée. Comment définirais-tu ce terme ?
C’est un terme qui est en train d’être pas mal remis en question, surtout par les femmes et les minorités de genre. Dans les faits, un « safe space » n’existe pas vraiment. On essaie, on met des choses en place — comme les safe angels, ces référents censés assurer la sécurité du public. Avec Écoute Meuf, on a tenté aussi. Et franchement, on a quand même mis un paquet de mecs dehors.
Aujourd’hui, pour moi, un vrai safe space c’est peut-être un cadre en non-mixité, ou en mixité choisie. Je tends de plus en plus vers ça. Au début d’Écoute Meuf, je n’étais pas convaincue. Mais je me rends compte que ces espaces-là font du bien. Personnellement, je suis dans une démarche de reconnexion à mes origines, et la musique est mon biais pour ça. D’autres le font autrement.
Un espace totalement safe ? C’est rare voire illusoire. Même dans des lieux qui se revendiquent comme tels, j’ai vécu des micro-agressions. C’est un idéal, plus qu’une réalité.
Est-ce que tu sens émerger une vraie solidarité entre femmes dans le milieu musical ?
Oui. Grâce à Écoute Meuf, j’ai rencontré un nombre incalculable de meufs DJ. Beaucoup de celles qui aujourd’hui jouent à l’international ou montent leur propre festival nous ont un jour contactées. Ce projet a vraiment permis des rencontres, des connexions. C’est un girls club, un projet profondément sorore.
Après le covid, il y a eu un vrai regain : plein de collectifs se sont créés, une sorte de nécessité de retrouver du lien à un moment où la fête avait disparu. Et dans le même temps, une résurgence de la sororité.
Mais cette sororité, elle a ses limites. Il y a encore beaucoup d’entre-soi, de portes qui restent fermées. Et tant qu’on n’arrive pas à faire tomber ces murs-là, on ne pourra pas aller plus loin ensemble. Il y a une énergie commune, une envie, ça c’est sûr. Mais il reste du travail.


As-tu des modèles, des artistes ou des collectifs qui t’ont inspirée ou portée ?
Je pourrais en citer plein. Nina Boulet-Gigliesi et Hénia Lhote derrière les Moodboards Sessions. Le média Mozaïque qui organise d’ailleurs un pop up chez Citadium — je trouve leur démarche super forte. Et si je devais citer une meuf en particulier, ce serait Lise Lacombe. Elle fait un travail incommensurable en tant que co-rédactrice en cheffe. Une meuf de l’ombre qui mérite toute la lumière.
Je pense aussi à Rebequita, au collectif Frikitona avec Pony Sirena, qui vient du Mexique : l’une des meilleures DJ que j’ai entendue de ma vie.
Et pour la Fête de la musique, je vais aller vers la baile funk, un genre que j’écoute beaucoup en ce moment. Et bien sûr, toutes les musiques caribéennes, d’afro-descendance — elles m’accompagnent depuis toujours.
Adidas et Courir organisent un événement 100 % féminin pour la Fête de la musique. Qu’est-ce que ça représente pour toi ?
Franchement, on va pas dire non ! C’est super important que des marques comme celles-là programment des meufs DJ. Faut savoir que ce métier, c’est beaucoup de précarité, des cachets ridicules. Alors quand des artistes sont mises en avant dans des line-ups comme ça, avec une telle visibilité, c’est une vraie reconnaissance.

Tu portes les Superstar, une paire emblématique portée par Run-DMC. Qu’est-ce qu’elles représentent pour toi ?
Depuis toute petite, je porte des adidas. Je me souviens m’être mise à genoux devant ma mère pour avoir une paire de Stan Smith !
Mais ma vraie paire fétiche, c’était des Superstar blanches avec les bandes noires et un liseré doré. C’était la paire que je portais au lycée. Elle va avec tout. Intemporelle.
Un dernier mot ?
Merci pour cet espace de parole. Pouvoir parler de musique, c’est précieux. Peut-être que cette interview, justement, c’est un genre de safe place. Peut-être que ces espaces-là, on les crée simplement en se parlant spontanément.
Propos recueillis par Julie Boone.